De décrire la réalité à la prédire : entretien avec Fernanda Peset

Historiquement, notre espèce a toujours cherché à comprendre le monde dans lequel elle vit. La science des données est l’un des outils que nous développons pour comprendre la réalité, en extrayant des informations et en découvrant des modèles qui permettent de prendre des décisions stratégiques. Ce domaine interdisciplinaire est devenu un amalgame de connaissances nécessaires pour exploiter l’avalanche de données dans laquelle nous sommes plongés. Nous en avons discuté avec Fernanda Peset, professeure à l’Universitat Politècnica de València et coordinatrice du projet DATAUSE sur les données et l’agriculture.
– Comment passer de l’accès à un ensemble de données à la prise d’une décision informée ?
Cette question est un classique dans les systèmes d’organisation des connaissances. Le passage des données à la sagesse est modélisé par ce que Jennifer Rowley a déjà appelé en 2007 la pyramide DICS : à sa base se trouvent les données, suivies des informations et des connaissances, et au sommet, la sagesse. En d’autres termes, le contexte est ajouté aux données individuelles, les enrichissant jusqu’à ce qu’une décision puisse être prise et qu’elle ait un sens dans le contexte dans lequel le phénomène se produit.
Donner du sens aux données, c’est les placer dans un environnement où elles sont non seulement capables de décrire la situation, mais également de faciliter la prise de décision grâce à des fonctions mathématiques avancées qui permettent de passer de la description de la réalité à la prédiction de situations futures.
– Quels sont les avantages d’appliquer des données à la production alimentaire ?
L’alimentation est une question importante pour toutes les sociétés et, comme tout processus productif, elle génère des données dont l’analyse peut être la base de l’amélioration du secteur. Et je ne fais pas seulement référence à la production, mais à toute la chaîne d’approvisionnement : de l’achat des matières premières à la distribution au consommateur.
Dit ainsi, cela paraît être indéniable, en plus d’être facile… mais pour que les données soient productives, il faut certaines compétences, connues sous le nom d’informatique décisionnelle. Le cœur du problème est que malgré le fait que la distribution soit souvent concentrée dans des entreprises suffisamment puissantes pour analyser les données et élaborer des stratégies, la production dans la plupart des pays est quant à elle gérée individuellement sous la forme d’exploitations familiales, qui n’ont pas conscience de la valeur des données. Pour l’instant…
– La FAO travaille sur plusieurs initiatives visant à mettre les données ouvertes à la disposition des petits producteurs. Pensez-vous qu’il est important qu’ils puissent accéder aux données ? Pourquoi ?
Le travail de la FAO est vraiment remarquable. Elle propose des projets novateurs et des plateformes complètement gratuites qui pourraient intéresser les producteurs, comme la plateforme de connaissances sur l’agriculture familiale. Cependant, les personnes travaillant sur le terrain ont encore besoin de formation, en plus de protection, car il s’agit d’un secteur où vivent des groupes particulièrement vulnérables qui peuvent être à la limite de la subsistance. La gestion des informations et des données permet d’améliorer incontestablement la gestion interne de leur production, tout comme connaître les ressources externes, qui peuvent faire la différence en matière de production (par exemple, les prix des produits sur les marchés voisins).
– Comment l’application des données à nos systèmes alimentaires peut-elle nous aider à mettre en place des modèles plus durables ?
Selon la FAO, il est essentiel d’avoir des politiques publiques qui reconnaissent la diversité et la complexité des défis auxquels sont confrontés les agriculteurs familiaux pour mettre un terme à la faim et mettre en place des systèmes agricoles et alimentaires efficaces et inclusifs. Ces politiques doivent être fondées sur des preuves qui démontrent la réalité des systèmes alimentaires. Il a été prouvé qu’une grande partie des utilisateurs de données ouvertes est l’administration elle-même, qui les utilise pour générer ces politiques.
– Avoir accès aux données ne signifie pas savoir les mettre en contexte et les appliquer correctement. Quels sont les obstacles auxquels l’agriculture familiale est confrontée pour rejoindre ce changement de paradigme ?
À mon avis, il y a deux facteurs qui font que l’agriculture familiale a du mal à rendre les données productives. D’une part, certaines personnes sont peu professionnalisées. Il s’agit d’exploitations familiales dont la capacité d’action est faible, voire nulle, sans soutien extérieur. D’autre part, il existe une difficulté intrinsèque à exploiter ses propres données et celles des autres. Même s’ils sont disponibles, des outils simplifiant l’analyse et l’interprétation doivent être mis en place pour que l’intelligence soit réellement au service de l’entreprise.
À cet égard, la formation est cruciale et je ne peux manquer de mentionner l’initiative AIMS-OEKC, qui articule des formations pertinentes pour les producteurs primaires, telles que celle sur la gestion des données agricoles, le partage et les services pour le développement de l’agriculture (Farm Data Management, Sharing and Services for Agriculture Development).
–Existe-t-il des outils utiles qui facilitent l’application des données ?
Étant donné que l’utilité des données dépend du contexte, on doit s’en tenir à la réalité de chaque pays. Le portail de données espagnol, par exemple, regroupe les applications qui ont réutilisé ses jeux de données. Pour n’en citer que quelques-unes, l’application Cropti Zoom, gratuite pour les mobiles Android, combine les données ouvertes avec son application pour gérer intégralement une exploitation agricole et créer un carnet agricole compatible avec la législation espagnole.
– En plus de la production, les données sont utiles dans d’autres instances de nos systèmes alimentaires…
Elles ont sans aucun doute fait la différence, comme cela est le cas avec la logistique de distribution. Une partie de notre projet DATAUSE étudie la mise en œuvre d’une blockchain pour gérer les stocks de nourriture ainsi que les excédents destinés à des fins humanitaires. L’application de cette structure à la chaîne logistique pourrait contribuer à la réussite de l’objectif 2.c de l’ODD 2 : Faim 0, qui soutient l’adoption de mesures qui assurent le bon fonctionnement du marché et qui facilitent l’accès à l’information afin de limiter la volatilité des prix des denrées alimentaires.
Si les producteurs qui ont des excédents sont incités à inclure les données dans un instrument sécurisé, la gestion de ces surplus pourrait se faire de manière plus équitable pour les producteurs et les pays bénéficiaires.
– Le chemin à parcourir est-il encore long ?
Absolument. Il s’agit de mettre à disposition des données réellement utiles et d’en améliorer l’utilisation. Au-delà de l’ouverture des données, il faut aussi créer des algorithmes éthiques.
Une analyse avancée peut interroger des données combinées provenant de diverses sources dont la réponse est capable de prédire des situations futures. En bref, passer de données inertes à des données productives implique de concevoir des questions significatives. Ce scénario a un grand potentiel et contient autant de créativité que l’art peut en avoir. La technologie, les sciences sociales et les sciences humaines s’unissent pour impulser la société sur une voie qui n’a pas encore été tracée.